Paroles de vestiaire
Ce soir là, mes murs avaient vibré plus que d’habitude, c’est vrai qu’ils étaient plus nombreux que les autres soirs. Certes je ne les voyais pas, mais les bruits provoqués par leurs cris et la frappe de leurs pieds sur le plancher venaient se perdre en écho jusqu’à moi.
Hélas ! je ne les verrai jamais en action, car pour les voir je les voyais, et comment ! Mais avant… et après… leurs ébats.
Pour une bonne compréhension, il faut que je me présente : « je suis vestiaire », mais pas n’importe quel vestiaire, je jouxte un dojo où on enseigne le kendo. A la vérité, j’aurais pu plus mal tomber, je suis assez content de mon sort.
Le vestiaire, voyez-vous, est un endroit privilégié, bien qu’on ne parle jamais de moi, mais plutôt de la salle voisine, qui me vole toujours la vedette, alors que bien souvent, tout se décide chez moi. En temps normal ils prennent toujours les mêmes places, c’est qu’on a ses habitudes dans un vestiaire. Au premier coup d’œil je discerne le grade de celui qui s’équipe, je distingue aussi qui, ce soir, mettra des pions aux autres et ceux qui, en petite forme, seront l’espace d’un entraînement les victimes de la fougue de certains. Il faut avouer que maintenant j’ai une certaine expérience.
Maintenant parlons de leur retour au vestiaire, car entre leur départ et leur retour après l’entraînement il y a peu de chose à dire ; à noter toutefois que certains ouvrent ma porte précipitamment pour s’enduire de pommade, ou farfouiller dans leur sac pour mettre des bandelettes.
De retour du dojo, lorsque je les vois, je dois dire que mon cœur de vestiaire s’attendrit, plus l’entraînement a été dur, plus ils auront donné d’eux même, plus intense sera mon émotion. Certains s’affalent sur mes bancs, le regard vide fixant le sol, d’autres debout, l’épaule contre mon mur, se déshabillent lentement, comme s’ils voulaient prolonger l’instant. Peu de mots, tout juste :
– Elle est comment ?
Je suppose qu’ils parlent de l’eau de ma douche.
Au premier coup d’œil, je décèle la qualité apportée par chacun à son travail. C’est le meilleur moment de ma vie de vestiaire, cette fraternité muette qui ne s’exprime que par des attitudes, tout juste un doigt pudique montrant un bleu sur l’avant-bras du voisin, et pour faire bonne mesure, l’intéressé éclate de rire. Toute cette chaleur, cette complicité, cette amitié (malgré quelque rancœur vite oubliée) me touche profondément.
Suis-je objectif, si je vous dis que les comportements de vestiaire sont d’une extrême importance ? Moments privilégiés qu’ils passent chez moi, et j’en tire fierté !
Après l’entraînement ce ne sont plus les mêmes, moi, le témoin muet, je mesure leur évolution, leur supplément d’âme. A côté, dans le dojo, il y a l’intensité du travail, la rigueur de l’entraînement bien sûr, mais sur mes bancs, il y a la plénitude, l’accomplissement. Ils se laissent aller, plaisantent parfois lourdement, parlent de futilité, rarement de leur entraînement, ils font preuves de pudeur. Ici comme dans le dojo, se forge la vie du clan. Non, pour rien au monde je ne la regrette ma vie de vestiaire.